La Ligne Claire obscure

À l’ombre de la ligne claire, Jacques Van Melkebeke entre Hergé et Jacobs, Benoît Mouchart, Les Impressions Nouvelles

Première partie

Van Melkebeke, un nom à retenir. Au-delà de l’exercice de diction, ‘l’ami Jacques’ a contribué, en tant que scénariste fantôme, à l’émergence des deux monstres de la bande dessinée franco-belge que sont Hergé et E. P. Jacobs. Dans la biographie de ce troisième mousquetaire, parue une première fois en 2002 aux Éditions Vertige Graphic, et retravaillée pour cette nouvelle édition, Benoît Mouchart pose la question de la reconnaissance du métier de scénariste de bande dessinée, nous renseigne sur la création d’un album et nous parle de gloire perdue.

Des Marolles au Soir volé

Tintin, Blake et Mortimer, deux des séries de bande dessinée parmi les plus mythiques, partagent – outre leur style graphique, la Ligne claire – la marque de Jacques Van Melkebeke. Originaire du quartier populaire des Marolles à Bruxelles, ce ketje – le pendant du poulbot parisien – vit une enfance favorable à l’escapisme. Entre alcoolisme paternel et système D maternel, le gamin au physique malingre s’échappe d’un quotidien miteux par une consommation frénétique de produits culturels. Le cinéma balbutiant, les livres de Wells, Dumas ou Verne, et la féerie des spectacles de cirque subliment la misère ambiante. Un certain talent pour le dessin anime l’espoir d’un meilleur avenir. De 1914 à 1918, le pré-ado découvre le poids de l’occupation allemande. À la même période, il entame une solide amitié avec E. P. Jacobs. Passée l’adolescence, la volonté d’embrasser la toile les conduit à suivre les cours du jour dirigés par Victor Horta, l’architecte Art nouveau, à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles. Van Melkebeke se lance dans la carrière picturale. Sa future femme, Ginette Duchesne, fille d’un officier belge et jeune fille délurée pour l’époque, ne regarde pas les origines marolliennes et voit en ce bohème un futur prometteur. Une exposition au Palais des Beaux-arts de Bruxelles en mars 1939 récompense une première série de toiles.

Après l’offensive de la Wehrmacht et l’exode qui s’ensuit, Van Melkebeke regagne Bruxelles le 28 mai 1940, à court d’argent. Début juin, la parution du grand quotidien belge Le Soir reprend, avec l’accord des autorités d’occupation. Dirigé par Raymond de Becker, un sympathisant nazi de longue date, le journal devient Le Soir Volé. Par le biais d’une amie, Suzanne Duchaîne, qui tient la page féminine, Van Melkebeke se voit proposer la partie jeunesse. N’ayant jusqu’alors fait montre d’aucune tendance politique, il signe de ‘l’ami Jacques’ divers textes, en général culturels, articles dits d’emballage destinés à délayer la propagande de De Becker. Cet emploi nourrit la famille et permet la location d’un atelier. Cette activité le connecte avec Georges Remi. Ensemble, ils mettent sur pied le Soir jeunesse, un supplément hebdomadaire inspiré du Petit Vingtième, dans lequel a débuté le dessinateur. Van Melkebeke se charge de la partie rédactionnelle et de la mise en page. En couverture du premier numéro (17 octobre 1940), le message est clair, la vie peut reprendre comme avant. Sauf que… Durant quatre ans, aux antipodes du réel, Hergé découvre en Van Melkebeke un précieux partenaire.

Dès 1941, ils bâclent deux pièces de théâtre en moins d’un mois : Tintin aux Indes ou le mystère du diamant bleu et Monsieur Boullock a disparu. De cette collaboration naît peu à peu un partenariat informel dans l’écriture des futurs synopsis du héros à la houppette. Benoît Mouchart insiste sur l’importance croissante du scénario dans la production à venir. En pleine Seconde Guerre mondiale, Hergé est privé de son habituel support réaliste. Il lui faut puiser ailleurs. Utilisant ses références livresques et sa culture cinématographique, Van Melkebeke devient peu à peu le « scénariste maïeutique ». Après son éviction du Soir Volé (octobre 1942), Van Melkebeke rejoint Le Nouveau journal. D’initiative royale, fondé entre autres par Robert Poulet (journaliste, auteur et collaborateur belge, condamné à mort, exilé en France), Le Nouveau Journal est destiné aux milieux intellectuels et bourgeois francophones. Son tirage de 50 000 exemplaires résonne comme une revanche sociale pour le ketje des Marolles. Indépendante de l’occupant allemand sur le plan financier, la rédaction est sans ambiguïté partisane d’une collaboration avec Berlin. Devenu critique d’art, Van Melkebeke satisfait un lectorat conservateur en dégommant à tout-va : la peinture moderne belge, le surréalisme, Picasso, flirtant par là avec l’idée d’un art dégénéré. Souvent impitoyable dans ses chroniques, Mouchart précise comment Van Melkebeke règle ses comptes avec les galeristes privilégiant un petit milieu bourgeois et son potentiel d’acheteurs, au détriment d’artistes privés d’un réseau mondain.

La parution du Secret de la Licorne (1943) marque le début de la synergie entre Hergé et Van Melkebeke. Le scénario s’étoffe. Toute l’action tend vers un objectif commun : ici, Le Trésor de Rackham le Rouge, dont la chute est copiée de Jules Verne – Les enfants du capitaine Grant – avec les trois parchemins qui se superposent. Haddock s’affirme en abandonnant le comique de situation au profit d’un comique de caractère. Van Melkebeke installe Tryphon Tournesol. La Trinité se met en place. Le premier janvier 1944, par l’entremise de ‘l’ami Jacques’, Jacobs seconde Hergé aux décors, imposant ainsi son réalisme graphique. Dorénavant trio, ils élaborent Les 7 boules de cristal. Un remue-méninges productif au bénéfice du seul Hergé.

En effet, Van Melkebeke se considère comme un gagman optimisant la mise en contexte. À peine sorti de l’appartement des Remi, il change d’univers pour se focaliser sur sa peinture. D’ailleurs, il expose avec succès, à la fin janvier 1944. Depuis décembre 1943, il pige à la rubrique judiciaire du Nouveau Journal. Fin juin 1944, il couvre le procès de résistants belges. Conscient du contexte politique, Van Melkebeke s’exécute, sans signer. L’intervention du rédacteur en chef l’oblige à poser ses initiales au bas d’un papier intitulé « dix terroristes condamnés à mort ». La sentence est accomplie le 15 juillet 1944. Quelques jours plus tard, Bruxelles est libérée…

La suite avec « Le syndrome de Nestor »

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