À l’ombre de la ligne claire, Jacques Van Melkebeke entre Hergé et Jacobs
Benoît Mouchart, Les Impressions Nouvelles
Suite et fin
L’analogie avec le célèbre majordome est intéressante. Selon Mouchart, Nestor incarne le sentiment hergéen pendant la période d’occupation. L’action au service d’une autorité ne signifie pas la culpabilité. Van Melkebeke est placé en détention préventive (octobre 1944), il rédige ses confessions (Notes sur mon activité pendant l’Occupation). Libéré en mars 1945, il retrouve Hergé et participe à la retouche des trois derniers albums parus. En 1946, le résistant Raymond Leblanc lance Le journal de Tintin, sur le modèle du petit Vingtième. Le succès est immédiat (60 000 ex. en trois jours). Van Melkebeke s’occupe à nouveau de la rédaction et de la maquette. Cependant, frappé d’incivisme, il doit partir malgré l’opposition d’Hergé. Absent de l’ours, non crédité sur les scénarios, Van Melkebeke entre dans l’ombre. Son procès intervient le 14 octobre 1946.
Le papier sur les résistants focalise l’attention et justifie de condamner ses activités durant l’occupation : quatre ans de prison ferme, dix ans d’interdiction d’exposition et 50 000 francs de dommages et intérêts. Laissé en liberté, il participe à l’écriture du Temple du soleil, ressert la fameuse histoire de l’éclipse salvatrice, déjà utilisée plusieurs fois en littérature sans qu’Hergé ne semble le savoir. La mise en route d’Objectif lune correspond à la dégradation des rapports entre les deux hommes. Peu à peu se dessine une rupture entre la matière apportée par ‘l’ami Jacques’ et le synopsis final. Seules les grandes lignes subsistent. Paradoxalement, l’intrigue du diptyque lunaire n’est plus la quête d’aventure, mais une vraie tension psychologique reposant sur la question du retour – retour sur Terre pour le lecteur et retour à un Avant pour Hergé.
Van Melkebeke est écroué en octobre 1947. Soutenu physiquement et financièrement par le dessinateur, il trompe l’ennui carcéral par l’écriture : Corentin pour Paul Cuvelier, Hassan et Kaddour pour Jacques Laudy. À sa sortie (septembre 1949), Les aventures de Tintin et Milou sont devenues très rentables. Bientôt, Hergé dirige les studios éponymes, Bob de Moor est employé au décor quand Jacques Martin remplace ‘l’ami Jacques’. Les rapports se distendent. Sa peine d’incivisme empêche toute exposition, il stagne, s’aigrit. Le coup de grâce survient au début des années 1950, lorsque Bertje Jageneau, qui fut à Madame – Germaine Remi – Hergé ce que Léonora « Caligaï » Dori fut à Marie de Médicis, bannit Jacques Van Melkebeke du cercle Hergéen. La rupture est consommée.
Professeur Mortimer
Van Melkebeke fut ensuite à l’origine de la série Blake et Mortimer. Pour l’anecdote, il prête son physique au professeur Mortimer. Surtout, il intervient à la façon d’un script-doctor, suggère des pistes et propose un pré-découpage. Jacobs soigne le décorum, accumulant nombre de détails réels pour aller vers un récit fantastique. À cette époque, le scénariste n’a pas d’existence légale. Le dessinateur reverse une partie de ses gains. Contournant l’interdiction judiciaire, Van Melkebeke expose à Paris en 1952. Par la suite, Max Kleiter, un admirateur, lui permet de gagner sa vie en réalisant divers travaux alimentaires. Mouchart souligne combien la déception est d’autant plus forte que Van Melkebeke voit ses anciens amis bénéficier d’une reconnaissance économique et populaire pour une activité qu’il a toujours considérée comme secondaire. Sans cesser de peindre, il crée les personnages de Klip et Klop, de Puma noir. Il fournit des canevas sans les signer à Jean-Paul Vandenbroeck pour la série Bi-bip – ces strips paraissent, sans ironie, dans le Soir. En 1972, il publie un ouvrage ésoterico-scientifique, sous le pseudonyme de Jacques Alexander, Les énigmes de la survivance, lequel passe la barre des 100 000 ventes. Son nom imprononçable apparait pour la première fois en couverture lors de la sortie en album d’Hassan et Kaddour, à l’initiative des frères Passamonik (1977). Il décède en toute discrétion, le 8 juin 1983, trois mois après Hergé.
Sous la plume de Benoît Mouchart, le parcours de Van Melkebeke se lit comme le roman qu’il fut. Lié d’amitiés sincères avec Jacobs puis Hergé – amitiés concrétisées par le très abouti diptyque Les 7 boules de cristal / Le temple du Soleil – « l’ami Jacques » demeure le formidable contributeur d’un art qu’il n’a jamais pris au sérieux. À une époque où le métier de scénariste n’existe pas, la toile l’emporte sur la planche.