De l’autre côté du rideau de fer

Jonas Fink, Ennemi du peuple

Vittorio Giardino

Casterman

Dans une autre vie, Vittorio Giardino a été ingénieur avant de se consacrer à la bande dessinée. Plusieurs séjours derrière le rideau de fer inspirent son œuvre. Placé sous les auspices de la littérature tchèque, Ennemi du peuple rassemble  L’Enfance (1994-Prix Alph-Art du meilleur album étranger au festival d’Angoulême en 1995) et L’apprentissage (1997), deux ouvrages dans lesquels Giardino raconte l’enfance de Jonas Fink dans les années 50 à travers les conséquences du « Coup de Prague ».

La veine kafkaïenne

Ennemi du peuple présente la déliquescence de la famille Fink. Rescapés des camps d’extermination, Arthur et Édith Fink sont les seuls survivants de leur famille respective. La prise de pouvoir par les communistes tchèques en février 1948, « le Coup de Prague », transforme leur quotidien en nouvel enfer. Arthur Fink, psychiatre de la clinique universitaire, est emprisonné à l’isolement. Coupable de croire en la psychanalyse, lecteur de Freud, son refus affirmé de signer les internements d’office pour les dissidents, et sa judaïté, synonyme de sionisme donc de déviationnisme, le condamnent à 10 ans de prison, renouvelé une fois. Une chronologie durant laquelle Édith Fink supporte les humiliations croissantes d’un nouvel État policier. Cette fille de la bourgeoisie praguoise « est condamnée » à rejoindre la condition ouvrière sous peine de mourir de faim. Les privations physiques et psychologiques auront raison de sa santé mentale et la conduiront à la Bonihce, la clinique psychiatrique de Prague.

Libérée avec l’aide de l’Armée rouge, la Tchécoslovaquie bascule sous le joug stalinien après février 1948. Un « nouvel ordre » impose la destruction de l’ancien monde. Enfant de la bourgeoisie locale, de famille juive laïque, Jonas Fink subit l’arrestation de son père, la détresse de sa mère et l’interdiction d’étudier au lycée. Le commissaire Muda en est l’ordonnateur, il incarne ce communisme de bureau, cette volonté mécanique mise au service d’un État qui bascule à coups d’idéologie spécieuse vers un pouvoir totalitaire. Giardino dépeint une humanité satisfaite dans la manipulation de « la vie des autres », pour déjouer des complots, quitte à les inventer.

Dans le Prague des années 50, la politique occupe tous les espaces, amoureux et amicaux inclus. Pour Jonas, Tatjana Gostrova, la fille de l’attaché commercial russe à l’ambassade, important cadre du parti, sera l’amour de jeunesse. Les amis lycéens, Alena, Jiri, Libuse, issus de la bourgeoisie, se construisent autour du groupe Odradek (Odradek est un nom inventé par Kafka dans la nouvelle inachevée Le souci du père de famille), dont Zdeněk est le leader. Jonas travaille. L’apprentissage de métiers manuels lui permet de rencontrer Slavěk, le plombier débonnaire, premier espoir dans cette succession d’épreuves subies, avant de rejoindre la librairie de M. Pinkel pour le remplacer par la suite. Slavěk, truculent, buveur de bière philosophe (un hommage au capitaine haddock) et Pinkel, libraire malingre, traducteur d’ouvrages interdits, instruiront Fink. La librairie et Le Kralik, l’estaminet où Slavěk professe, seront les deux lieux du savoir et du plaisir.

Tandis que la trame se resserre autour d’un riche scénario, le réalisme de la ligne claire facilite l’approche graphique. Si Giardino joue de la vitesse avec son découpage en cases dynamiques, la qualité de représentation du grand nombre de personnages, hommes et femmes, à des âges différents – chaque visage devenant peu à peu familier – permet d’affiner la dimension psychologique de la dictature communiste. Procédant par cercles, les multiples ramifications, amoureuses, amicales et politiques critiquent la lâcheté d’un totalitarisme mécanique, l’égoïsme humain devant l’arbitraire de l’État et l’aveuglement volontaire du monde occidental.

Cette double réédition, L’Enfance & L’apprentissage de Jonas Fink prélude la sortie du Libraire de Prague.

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