La Bande dessinée au tournant
Thierry Groensteen
Les Impressions Nouvelles, 2017
Thierry Groensteen, véritable vigie du neuvième art[1], reprend le fil de son ouvrage un Objet culturel Non Identifié paru il y a dix ans. OCNI dessinait les contours de la planète 9ème art et posait les bases d’une réflexion autour de l’intérêt croissant du médium : aujourd’hui, quid de sa légitimité culturelle, des éditeurs, auteurs, lecteurs, du rôle de l’État et de celui des médias. La Bande dessinée au tournant s’inscrit dans le contexte revendicatif des EGBD (États généraux de la bande dessinée), fait suite aux derniers tourments du festival d’Angoulême (2016) et dresse un bilan en demi-teinte.
Des livres et une tendance
Première remarque, la multiplication du nombre d’éditeurs (368 en 2015 contre 60 en 1992) s’explique par la bonne santé promue dans les médias, source de vocations, mais aussi avec la récente subdivision de grandes maisons en structures dédiées (manga, comics, roman graphique) ou bien par des scissions (un membre éditeur fonde sa structure). Il en résulte un nombre croissant d’ouvrages, une mécanique qui submerge le libraire et raccourcit la durée de vue du livre. Contrecoup paradoxal, le nombre important de parution laisse croire à « une bonne santé apparente », ou BSA, quand l’auteur confirme qu’une moitié des livres parus couvre ses frais de production. Dans les coulisses éditoriales, l’arrivée de Madrigall[2] a renforcé ce phénomène BSA, tout en légitimant le médium en dehors du cercle habituel.

Aux préoccupations patrimoniales soulevées dans OCNI, Groensteen répond qu’un travail de réédition, entrepris par les maisons possédant le fonds nécessaire (Dupuis en tête), a vu le jour. En parallèle, le principe de reprise de la série à succès après décès du créateur (Ferry et Astérix, Juillard avec Black et Mortimer), nous priverait de la production personnelle d’un auteur accaparé. En revanche, du point de vue du « repreneur », outre l’indéniable aspect financier, on peut y déceler une forme de reconnaissance populaire (cf. le dernier Lucky Lucke).
Au chapitre des nouveautés, l’émergence du genre relevant de la non-fiction s’impose : la bande dessinée de reportage, la vulgarisation scientifique (coll. Sociorama chez Casterman – Octopus chez Delcourt) ou les manuels du Lombard[3]. Avec le fonds, le renouvellement des supports repense la forme. En premier lieu, la renaissance des revues, et non plus des magazines (années 80), « une appellation plus gratifiante ». L’innovation technique majeure réside dans l’apparition de la bande dessinée numérique, dont le spécialiste Julien Baudry contribue à nonfiction.
Le phénomène le plus « visible » de ces 10 dernières années reste la féminisation de la profession, bien que le nombre de lectrice reste de loin inférieur à celui des lecteurs. En revanche, « il n’est pas possible de nier l’évolution spectaculaire depuis un vingtaine d’années » dans le domaine de la création. Enfin, au chapitre avenir, l’édition alternative se cherche un second souffle après avoir soutenu l’éclosion du roman graphique au tournant du siècle. Soulignant la précarité d’un secteur subissant les effets BSA, certains auteurs établissent des passerelles entre ces deux univers complémentaires : tandis que les « grosses maisons » installent de nouveaux modes de lecture dans le grand public, l’avant-garde poursuit sa quête artistique.
De l’académie vers l’économie
La politique culturelle de l’État passe par un désengagement des pouvoirs publics (locaux et nationaux), un processus de glissement vers l’initiative privée moins « sujette aux contraintes » bureaucratiques, avec un futur musée Leclerc. De fait, l’État est intervenu lors des EGBD dans un rôle de médiation afin de rassembler les différentes composantes d’un secteur en crise, malgré la BSA. Aujourd’hui, faisant suite à ces remous, l’État joue le rôle d’arbitre dans « l’affaire Angoulême » : Livre hebdo a planté le décor, Libération compte les points.
En termes d’enseignement, la bande dessinée est devenue sujet d’étude à part entière en 2008 avec la création d’un master à Poitiers. À la pratique artistique, les étudiants proposent une réflexion sous la forme d’un mémoire. Quelle est la prochaine étape ? Car si elle « bénéficie de cette ouverture récente de la théorie, qui ne fait que s’adapter aux nouvelles pratiques culturelles », la création en France d’un futur laboratoire de recherche spécifique au 9ème art se fait attendre ? Quel directeur choisir ?

Dorénavant, la bande dessinée entre plus facilement au musée. En témoigne la dernière exposition Hergé au Grand Palais. Cette manifestation culturelle illustre aussi cet engagement privé, en regard du chemin parcouru depuis l’exposition Hergé au centre Pompidou à l’hiver 2007. Un comparatif serait cruel pour l’établissement public. Gratuité oblige, quelques panneaux supportaient des originaux, seule l’affiche était grandiose. Malgré les imperfections, dues à la fréquentation incontrôlée, à ce parti pris de travestir Hergé[4], le Grand Palais était un bel écrin.
Dernier avatar commercial, les ventes aux enchères : l’auteur revient sur l’effet BSA[5]. Précisions fournies, « quelques » auteurs vendent aux enchères. Deux points intéressants se découvrent : l’arrivée de spéculateurs (une double page d’Hergé estimée à 700 000 euros vendue 1,6 m), quelle sera(it) la part des scénaristes et des coloristes ?
Thierry Groensteen étudie la bande dessinée avec science, comme en témoignent les ouvrages présentés sur nonfiction. Ce dernier opus revient en détail sur les changements majeurs de la décennie passée : multiplication des éditeurs, légitimation avec Gallimard, féminisation et ouverture à l’université. Le neuvième art mûrit, et se transforme, comme en témoigne sa perméabilité avec la littérature[6]. D’ailleurs, Guy Delcourt, des éditions éponymes, opère un « désenclavement » et lance un département littéraire[7].
[1] (Successivement critique, journaliste, théoricien, essayiste, scénariste, éditeur chez Actes Sud, T. Groensteen étudie la bande dessinée depuis plus de trente ans.)
[2] (Extension de Gallimard, éditeur de littérature générale et actionnaire majoritaire de Futuropolis et de Casterman.)
[3] (La petite Bédéthèque des Savoirs.)
[4] (Ainsi, Nick Rodwell, administrateur délégué de la société Moulinsart – gère l’héritage d’Hergé – : « J’essaie de positionner l’œuvre d’Hergé entre la bande dessinée et l’art contemporain ». LH 1109, 9/12/2016.)
[5] (« la presse assure que la BD ne s’est jamais mieux portée, la croissance du nombre de titres publiés et le fait que les originaux de quelques rares dessinateurs crèvent le plafond des ventes aux enchères ». p. 103.)
[6] (« Séduire un public ne demandant qu’à replonger dans un genre littéraire familier, laissé de côté à un âge ou à un autre, serait-il le nouveau graal de l’édition française ? », 16/12/2016, Frédéric Potet, Le Monde.)
[7] (LH 1121, 17 mars 2017.)
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