Renaissance animale

Les Pizzlys, Jérémie Moreau, Delcourt/Mirages

Résultat de l’accouplement entre un ours polaire et un grizzly, le pizzly est l’une des trouvailles de Jérémie Moreau pour incarner sa vision du monde. Graphisme épuré, couleurs dynamiques, il dresse un portrait de notre époque en en soulignant les défauts.

Le chaos urbain

Une famille décomposée, les parents sont absents. Nathan l’aîné tente de survivre dans un Paris contemporain en roulant dur pour Uber. Au caractère aliénant et précaire de la fonction se superpose la multitude de crédits. Pour rembourser la voiture, entretenir l’appartement, payer l’éducation de Zoé la collégienne et du jeune Étienne ; son quotidien se réduit chaque jour davantage à son GPS. Avec lenteur, il dérive vers la saturation professionnelle. La composition graphique accompagne ce glissement en distillant de petites cases au format GPS avec la flèche à suivre, avant de conclure la séquence par une double page sur laquelle Nathan se perd dans le ciel constellé des lumières de la ville.

Une rencontre accidentelle le met en présence d’Annie, d’origine Gwichin’, dorénavant à la retraite, sur le départ pour le Grand Nord après quarante années passées en France. Cette dernière les convainc de quitter la ville pour retourner à l’essentiel, la Nature, chez elle en Alaska. Un voyage intercontinental plus tard, les frères et la sœur accompagnés d’Annie se retrouvent à l’extérieur de l’aéroport, aux portes de la sauvagerie. L’occasion des retrouvailles, le petit Mike est devenu un adulte alcoolique refusant de travailler pour les grandes compagnies, au détriment de sa qualité de vie, mais au profit de l’éducation traditionnelle de sa fille unique, Genee. Quant à Joe, l’ancien amour de jeunesse d’Annie, l’un des rares indiens chauves du 9e art, ce retour en nombre le laisse aussi radieux que circonspect. C’est alors qu’ils aperçoivent le pizzly.

Deux visions du monde

Installé dans la forêt septentrionale, le groupe retrouve les fondamentaux : se nourrir et se protéger du froid. En même temps, il se confronte au changement climatique. La précoce fonte des neiges entraine un débordement qui engloutit la maison de Mike. Les marais deviennent impraticables et dangereux, comme le raconte cette double page sur laquelle un caribou piégé par l’eau renvoie Nathan à ses angoisses existentielles. Depuis les années 1960, les Amérindiens symbolisent une forme de résistance face à la mortelle voracité de l’industrie d’exploitation forestière et pétrolière. Jérémie Moreau reprend cette antienne : « ceux qui savent » explique Joe, c’est-à-dire l’oie, le saumon, l’ours, le caribou, ne savent plus. La mutation a lieu. De fait, les jeunes s’adaptent. Zoé s’affranchit des réseaux sociaux, Étienne s’affirme sans sa console. Un immense incendie, dû au réchauffement climatique, plonge les dernières pages dans un nuage de réflexions.

Est-ce la fin d’un monde ? Plutôt une transformation. Animal hybride, le pizzly annonce un possible futur. Malgré l’acculturation, les Gwichin’, comme la majorité des Amérindiens, ont conservé en mémoire « le temps du mythe », au-delà de l’Histoire. Annie rappelle cette dimension cyclique que l’auteur illustre sur une superbe double page par la représentation d’un Nathan enfin apaisé, faisant corps avec le pizzly. Jérémie Moreau scrute l’humain : l’écran du smartphone, de l’ordinateur a pris le pouvoir. Chez les Gwichin’, la facture est plus lourde. Le dérèglement climatique détruit leur mode de vie ; du moins ce qu’il leur reste. Pourtant, le dessin atténue son propos. Fluide, proche du style manga, rehaussé de couleurs chaudes, voire flashy, il électrise un récit lucide. L’avenir continue.