La mémoire vive

ESSENCE (Pilote paradise), de Fred Bernard et Benjamin Flao

Futuropolis

Essence, du nom de cette substance la plus pure extraite de certains corps, se définit aussi comme la nature propre à un être, à une chose, ce qui constitue de manière fondamentale, par opposition à l’accident.

Sous-titré Pilote Paradise, Fred Bernard et Benjamin Flao entrecroisent les deux définitions et nous proposent un voyage imaginaire au pays des morts.

En attendant de rejoindre les cieux, le héros, Achille Antioche, un ancien pilote automobile professionnel, erre au purgatoire. Le cheveu en pétard, Achille a perdu un bout de mémoire ; les derniers instants, ceux d’avant sa mort. Pour gagner le paradis des « Fangio », il doit rouler, le temps de se souvenir, la dernière épreuve avant le terminus. Les auteurs lui ont adjoint une ange gardien, une débutante, embauchée en CDD pour une première mission. Telle une séance de psychanalyse mobile, ils cherchent l’essence pour recouvrer la mémoire.

Les Paradis artificiels

Rebaptisé la « purge » par ses habitants, [référence étymologique et mécanique : Purger un appareil, une conduite, pour éliminer un fluide gênant, vidanger], le purgatoire se compose de paysages futuristes souvent post-apocalyptiques, parsemés d’humains, au milieu desquels les deux passagers se découvrent. Après quelques jours et plusieurs devinettes, Achille comprend qu’il est mort. Pour quitter la « purge », il doit se rappeler. La nuit venue, il lâche son ange gardien pour se perdre dans son inconscient. Désir inassouvi, lorsqu’il fait la connaissance de Gilles Villeneuve, flamboyant pilote canadien décédé dans un accident en 1982, mais aussi des sales moments lorsqu’il assiste à son enterrement ou lors de glaciales retrouvailles avec son père. Une séquence qui souligne les difficultés de communication père fils, bien avant l’avènement de Françoise « Carlos’s Sista » Dolto. Le petit matin venu, Achille retrouve son ange gardien, et tandis que sa mémoire puzzle prend peu à peu forme, il s’amourache.

Autour de la page 100 s’opère le retour à la réalité. Plus conventionnelle, l’intrigue du scénariste Fred Bernard installe Tatiana entre Achille et Norbert. Norbert, l’ami d’enfance, bidouille un moteur révolutionnaire qui suscite les appétits. Ces retrouvailles annoncent un dernier cauchemar, avant que Tatiana ne lui rapelle la fin, les espions, la trahison et le Pourquoi.

Lyrisme graphique

Pour Essence, Fred Bernard, auteur complet des aventures de Jeanne Picquigny, utilise avec originalité l’inconscient comme espace d’écriture. Les personnages évoluent dans le passé d’Achille. Benjamin Flao, auteur complet de Kililana Song, soutenu par Futuropolis, s’autorise un délire graphique comme seule la bande dessinée le permet. Quand le cinéma contemporain aux effets spéciaux s’affranchit des contraintes physiques, souvent au détriment du récit, Essence mélange une influence issue du courant franco-belge, classique, avec un découpage moderne, qui fait sens. Si l’on décèle certaines influences graphiques notoires (Mézières), le réalisme ou les décors fouillés font place à des pages très épurées, parfois à la limite de l’abstrait, autorisant une composition de planche débridée. Plus le nombre de cases augmente – de une à six – plus le rythme s’accélère. À l’inverse, une pleine page marque l’arrêt, la contemplation. La couleur est soumise au même traitement : une alternance de pages sombres, infernales, contraste avec la clarté du désert, promesse d’un paradis céleste.

Si le mémorable final se déroule sur les chapeaux de roue, l’épilogue est surnaturel, que l’on croit ou non. En bande dessinée, la résurrection est autorisée.

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