L’Indien d’Amérique dans la bande dessinée francophone – 1 – Les Origines

De La famille Fenouillard à Jésuit Joe

« Dans l’imaginaire collectif d’alors, l’Indien d’Amérique est un être sauvage, violent, crédule et aisément manipulable. Les personnages de Marijac, les Fenouillards, Tintin ou Bécassine vont à la découverte d’un continent et annoncent les touristes à venir. »

Alain Chante, « L’Indien dans la bande dessinée franco-belge », in Les Français des États-Unis, d’hier à aujourd’hui, Colloque université Montpellier III, 1994, p. 340-345.

La Bande Dessinée se développe en France après la Seconde Guerre mondiale avant de devenir le 9e art[1] dans le courant des années 1960[2]. Pendant artistique de l’essor économique des Trente Glorieuses, elle fabrique ses propres héros. La représentation graphique de l’Indien d’Amérique du Nord évolue selon ce principe.

À l’entour du XXe siècle, le personnage de l’Indien est essentiellement cantonné dans les seconds rôles que lui offre l’espace du genre western, c’est-à-dire l’attaque du convoi et le poteau de torture[3]. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Indien virtuel acquiert peu à peu une personnalité à part entière, à travers les revues pour la jeunesse lui servant de tremplin avant d’accéder au statut de héros de série.

En 1889, les héros de La famille Fenouillard, réalisée par Christophe (1856-1945), rencontrent les Sioux. Ensuite, la Bécassine de Pinchon se frotte aux « Sauvages » dans Bécassine voyage (1921). Hergé envoie son premier personnage, le scout Totor C.P. des Hanetons (1926), rejoindre son oncle au Texas où des Indiens, farouches et naïfs, préfigurent les Noirs de Tintin au Congo. En 1931, avec limpidité, il résume l’ethnocide en deux pages, après la découverte d’un gisement de pétrole, dans Tintin en Amérique.[4]

La même année, dans la revue catholique Cœurs Vaillants, le dessinateur et scénariste Jacques Dumas, alias Marijac (1908-1994) présente Jim Boum. Ce cow-boy français, surnommé le « scout des frontières », lutte contre le traître Castor Gris, agitateur amérindien et dernier représentant de la tribu imaginaire des Windas Cris exterminés par la cavalerie U.S. Boum rétablit la paix, démasque Castor gris avant de renvoyer les indigènes dans le droit chemin, celui des traités qui les confinent dans les réserves. Auteur prolifique, Marijac propose également Rouletabosse reporter dans la revue Pierrot (1934) et Jim Clopin Clopan, pionnier du Far West, dans la revue Le Bon Point (1937), repris dans Coq Hardi (1947) puis dans la revue Far West (1955). Destinés à un public plus jeune, les deux héros burlesques rencontrent des Indiens crédules ou sanguinaires, et si Jim clopin clopan devient sachem de la tribu des « Sioux percés », Rouletabosse est soumis au poteau de torture. À l’instar de Jim Boum, les Indiens sont finalement cantonnés dans leurs réserves.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Coq Hardi, un illustré destiné aux enfants, publie Sitting Bull, Le chevalier rouge (1948). Dans cette saga, scénarisée par Marijac et dessinée par Dut (Pierre Duteurtre – 1911-1989), des pionniers d’origine franco-canadienne, la famille Lalouette, suivent la lente agonie du peuple Sioux tout en se voyant offrir la protection du chef Sitting Bull. Après les avoir présenté sous les traits de cruels sauvages dans Jim Boum, Marijac, engagé entre-temps dans la Résistance, réhabilite les Amérindiens de façon réaliste tout au long des 250 pages décrivant la lente installation dans les réserves (1860-1890). L’expérience des maquis auvergnats a marqué l’auteur. Désormais, l’Indien joue les premiers rôles, critique les massacres et stigmatise la création des réserves.

Cette nouvelle perception se retrouve chez Hugo Pratt (1927-1995), un Vénitien émigré en Argentine. Sergent Kirk, le modèle de Corto Maltese scénarisé par Héctor Oesterheld(1919-1977) est d’abord publié en Argentine dans la revue Mistérix (1954), puis en France (éd. Sage, 1975). Kirk est un soldat américain passé dans le camp adverse. Ticonderoga, avec le même scénariste, paru dans la revue argentine Frontera (1957) puis à Paris (Les Humanoïdes Associés, 1982) ainsi que Fort Wheeling, publié à Buenos-Aires (1962) et chez Casterman (1976), reprennent le thème de la Frontière du Nord-Est, en Amérique du Nord, à la fin du XVIIIe siècle.

Une fois reconnu en France avec Corto Maltese, Pratt continue d’exploiter la veine amérindienne avec le détonnant Jésuit Joe (Dargaud, 1980) dans lequel le héros éponyme, petit-neveu du Métis Louis Riel, figure un personnage mélangeant le mysticisme de ce dernier et le pragmatisme acerbe d’un Gabriel Dumont, avec pour finalité la vengeance de son grand-oncle. Enfin, dans la veine commerciale et tardive, Pratt scénarise L’Été Indien, dessiné par Milo Manara (Casterman – 1987), dans lequel il dépeint l’installation des puritains en Nouvelle-Angleterre et les conflits liés aux autochtones, avec une touche d’érotisme, marque de fabrique du dessinateur.

Illus.Pratt

Couverture de Fort Wheeling,©Casterman 1976, Pratt Hugo

Chez Pratt, épaulé par Oesterheld, les personnages disposent d’une épaisseur psychologique soutenue par un dessin très caractéristique (contraste noir et blanc). Les Indiens sont présentés de façon nuancée, parfois victimes, parfois sauvages meurtriers, voire les deux. Le manichéisme habituel est rudoyé. L’idée de métissage est omniprésente dans les ouvrages mentionnés ; elle est exacerbée dans Jesuit Joe. Oesterheld et Pratt sont les premiers à doter leurs personnages d’une intelligence culturelle dont les codes sont étrangers aux colons : l’Indien retrouve son rang.

[1]. Claude Beylie signe une série de cinq articles publiés de janvier 1964 à septembre 1964 dans Lettres et médecins sous le titre « la bande dessinée est-elle un art ? » in T. Groensteen, Un objet culturel non identifié, p. 111.

[2] F. Lacassin, Pour un 9ème art, la Bande Dessinée, Paris, Union générale d’éditions, 1971.

[3] Alain Chante, « L’Indien dans la bande dessinée franco-belge », in Les Français des États-Unis, d’hier à aujourd’hui, Colloque université Montpellier III, 1994, p. 340-345.

[4]. « Les Indiens sont passés à la trappe. Ils sont certes présents, moins que prévu mais suffisamment pour que Hergé puisse s’inscrire en faux contre la vision dominante et démystifier le cruel sauvage complaisamment présenté par les westerns », P. Assouline, Hergé, Paris, Plon, 1996, p. 57.

Extrait mis à jour de l’article de William FOIX publié dans Un continent en partage, Cinq siècles de rencontres entre Amérindiens et Français, Gilles Havard (dir.), Les Indes Savantes, 2013.

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