Triple X

Vingt-trois prostituées

Chester Brown

Éditions Cornélius

De 1999 à 2010, Chester Brown, auteur canadien d’expression anglaise, expérimente les rapports sexuels tarifés dans sa ville de Toronto. Figure historique de la bande dessinée indépendante nord américaine, il puise dans la culpabilité et le refus de l’autorité la matière au récit autobiographique, domaine dans lequel il excelle.

Vingt-trois prostituées peut se lire comme la suite de The Play boy (hommage à la playmate du magazine éponyme) lorsque Brown découvre l’onanisme pubère et l’ingrate condition d’adolescent sensible. Après un passage notoire par la biographie en bande dessinée avec un personnage controversé de l’histoire canadienne, Louis Riel (Louis Riel : A Comic-Strip Biography, Drawn and Quarterly, 2003), il revient à l’intime, toujours sous la forme du graphic novel chez l’éditeur montréalais Drawn and Quarterly.

Vingt-trois prostituées propose une structure simple, à la scansion graphique maîtrisée. L’auteur découpe sa planche en 4 bandes horizontales, chacune étant divisée en 2 cases, donc 8 cases par page. Chaque case est dessinée au préalable sur une feuille de grand format. Outre la finesse obtenue, cette technique facilite la composition du récit.

Le récit

Une rupture pour départ, l’abstinence pour réflexion, et Chester Brown décide de payer pour. Quelques années plus tard, la rencontre avec une énième escort girl débouche sur une relation suivie particulière. Au rythme des rencontres, la progression dans l’univers des escort s’effectue sans artifice graphique. Toutes les péripatéticiennes sont représentées de façon uniforme (blanches et brunes) pour des raisons juridique et de sécurité. Cet anonymat renforce l’impression de sobriété, surtout lors des scènes hot : deux corps sans décor, l’arrière-plan étant réduit à l’essentiel. Aucun drap de lit ou couette n’apparaissent, seul est figuré le matelas. L’ensemble, en noir et blanc, affiche une austérité voulue par l’auteur.

Dès la première case parlée, Sook-Yin Lee annonce son intention de rompre avec Chester Brown, nous sommes en juin 1996. Trois ans d’abstinence plus tard, l’inventaire débute avec Carla. Brown nous embarque dans sa quête ; les préparatifs, la description des filles, le mode opératoire, les tarifs, ses interrogations, est-il correct de demander l’âge de la fille au téléphone ?

À l’acte sexuel succède la séance didactico-moraliste. Les proches sont mis à contribution, Seth et Joe Matt sont des collègues et amis. Ils servent de faire-valoir, tant au niveau narratif en introduisant leur personnage que discursif en proposant de réfléchir sur la relation tarifée. Lors du premier débriefing, Brown leur annonce son geste et pose le cadre du livre :

« L’amour ne m’intéresse pas. »

Tout au long des deux cents pages suivantes, se succèdent les rencontres charnelles et les échanges de vues conceptuels. Les femmes visitées font ensuite l’objet de débat avec Seth et Matt. Ces discussions mesurent l’avancée de Brown dans son étude et le capital sympathie de ses amis toujours prêts à le relancer.

En marge des anecdotes sur les prostituées, Brown révèle sa sexualité. Jamais il ne cherche de compagne en dehors du circuit payant. Dans cet ouvrage, la pornographie prend la forme d’un comparatif établi entre le budget annuel pour un certain nombre de passe et les dépenses engagées lors de son ancien ménage avec Sook Yin. Des dépenses qui n’incluent aucun contact sexuel.

Poussant l’esprit libre échangiste, Brown évalue les professionnelles sur le site local « Toronto Escort review board ». Attitude glaçante, pourtant, de façon paradoxale, l’artiste canadien apparaît pour le moins classique en tant que client, pour ne pas dire ennuyeux. Il sollicite une fille à la fois, ne fait pas mention de sodomie ou autre bondage. Aussi, lorsque son ami Joe Matt l’interroge sur son enfance, Brown confesse :

« Je ne savais rien du sexe et encore moins de la prostitution. »

En fin d’ouvrage, Brown inclut 23 appendices en faveur de la décriminalisation au Canada. Réfléchies et documentées, ces propositions quant à la fiscalité, le libre choix ou l’exploitation des femmes, reposent sur une problématique locale (Canada, voire Toronto) à forte prégnance libertarienne, érigeant le « caractère sacré » de la propriété privée en dogme. Justification de l’artiste, sa vision évacue beaucoup de questions, tels les réseaux de proxénétisme, les viols, les mineurs. Sans doute trop.

Pourtant, Vingt-trois prostituées est un bel ouvrage qui prête à réflexion. Le dessin simple et maniéré soutient ce manifeste iconoclaste en faveur de nouvelles mesures économiques, pouvant être perçues comme radicales en France. Chester Brown ne défend pas l’industrie de la prostitution, il légitime une forme d’activité artisanale. Il persiste :

« Fréquenter une prostituée n’est pas nécessairement une expérience vide de sens si l’on fréquente la bonne prostituée ».

De réputation excentrique, surnommé « le robot » par son ami Seth, Brown tranche par son approche du sentiment amoureux. L’argent y prend toute sa place. Pris au piège de ses convictions politiques tout en étant respectueux des femmes, il a choisi de poursuivre une relation tarifée avec l’une d’entre elle. On est loin du furtif, ce client dont parle Madame Mado dans Les Tontons flingueurs. La télévision a été remplacée par le net et l’offre abonde.

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