Hugo Pratt, la traversée du labyrinthe, Jean-Claude Guilbert, Presse de la Renaissance
Dans une autre vie, Jean-Claude Guilbert était un homme de télévision. Son Magazine de l’aventure, précurseur du concept Ushuaïa, était diffusé par TF1 avant la privatisation (1987). En fait de biographie, l’ancien journaliste raconte ses souvenirs en compagnie du créateur de Corto Maltese. Ce témoignage passe par un travail d’écriture, placé sous le signe de la poésie et du merveilleux. Quelques regrets : la partie consacrée aux femmes est mince tandis que l’enthousiasme religieux gagne les pages de fin. Les références au livre de D. Petitfaux[1] sont parfois pesantes.
L’île au trésor
Dés le départ, Guilbert prévient le lecteur :
« Hugo Pratt était mon ami »
Pour le prouver, il expose cette proximité de façon onirique et recense ces points communs : l’aventure, l’Éthiopie, la littérature, Rimbaud et surtout le monde des rêves. Guilbert nous renseigne sur la méthode Pratt, ce traitement singulier du noir et du blanc hérité du cinéma américain et de Milton Caniff (Terry and the Pirates).
En utilisant son parcours professionnel, l’auteur rappelle l’apparition de Corto Maltese dans la Ballade de la mer salée. Hugo et Corto, l’auteur et son personnage. Et puis les albums se succèdent sans que le mot fin n’apparaisse. Le lecteur suit un marin désinvolte « trop individualiste et indisciplinée…subversif »[2]. Tel le Fabrice de Stendhal, Corto et Hugo traversent le premier quart du vingtième siècle .
Dans la vraie vie, Guilbert situe sa rencontre avec Pratt en juillet 1979. Il en résulte un film intitulé La ballade plus loin. Le rôle de la télévision est indéniable dans la découverte de cet artiste par le grand public, bien qu’il faille minorer l’impact de l’exposition médiatique, moindre à l’époque. La sincérité de Guilbert témoigne de l’amitié naissante. Il nous fait penser à un Nicolas Hulot intègre.
Pratt le littéraire
Guilbert présente, de façon savante et sans lourdeur, la cohorte des inspirateurs dont le plus grand dénominateur commun est l’Aventure. Joseph Conrad ouvre la voie. Henry Rider Haggard (Allan Quatermain) introduit la série Cato Zoulou. Rudyard Kipling permet de découvrir la série des Scorpions du désert, la plus personnelle. L’écrivain africaniste Edgar Wallace est cité dans Les Helvétiques. Deux auteurs se singularisent, J. London et B. Traven[3] (Le trésor de la Sierra Madre) alias Ret Marut. Guilbert rappelle l’attrait de Pratt pour ses deux hommes aux destins romanesques.
En matière de poésie, à nouveau la veine anglo-saxonne avec Coleridge et William Woodsworth. Dans Fable de Venise, lors de sa confrontation avec le baron Von Ungern-Sternberg, Maltese utilise l’arme du discours :
« Nous sommes plus près de Shakespeare que des planches de comics américains. »
Guilbert remet le principe d’arborescence à l’honneur, présenté comme une métaphore de la connaissance démultipliée. Chez Pratt, il prend l’aspect du labyrinthe.
Les voyages
Durant son séjour argentin, Pratt a multiplié les travaux avec le scénariste Héctor Oesterheld (Sergent Kirk – 1953, Ticonderoga, – 1957) puis seul (Wheeling – 1962). Inspirés par l’Histoire des Indiens d’Amérique du Nord, ils développent une vision novatrice de la culture autochtone dans laquelle la notion de métissage est omniprésente. Pratt la portera aux sommets avec l’extraordinaire Jesuit Joe (Casterman, 1980).
Guilbert effectue un détour par le vieux Paris, celui de Nicolas Flamel, l’occasion de rapporter le mythe de la clé. Comment une anecdote bidonnée devient une partie de la biographie officielle. À partir de ces pages, l’auteur raconte ses moments passés avec le « maître ». On s’éloigne de la bande dessinée. Des digressions nous conduisent vers Chaïtane (le diable) ou le Zar, sorte de Vaudou éthiopien (Les Éthiopiques) en passant par la franc-maçonnerie (Fable de Venise).
L’ouvrage de Guilbert relate une histoire d’amitié, joliment racontée, un regard sur la bande dessinée avant que cette dernière ne devienne un produit, par l’auteur qui en a anobli le genre.
[1]. Hugo Pratt, le désir d’être inutile – Souvenirs et réflexions, entretiens avec Dominique Petitfaux, Paris, Robert Laffont, 1991.
[2]. Pratt Hugo, La ballade de la mer salée, Casterman, 1975, p. 121. Propos tenu par le Moine.
[3]. Golo, B. Traven, Portrait d’un anonyme célèbre, Récit, dessin et couleurs de Golo, Futuropolis, 2007, 144 pages.
[4]. Hugo Pratt, le désir d’être inutile – Souvenirs et réflexions, entretiens avec Dominique Petitfaux, Paris, Robert Laffont, 1991.