SAC de nœuds

Cher pays de notre enfance, Enquête sur les années de plomb de la Ve République

Étienne Davodeau et Benoît Collombat

Futuropolis

Dès 2001, Étienne Davodeau met la fiction de côté pour nous intéresser à la nonfiction en développant le genre et en affirmant son style. Benoît Collombat est un grand reporter dont l’attrait pour les affaires délicates se confirme. À travers l’enquête autour de la mort du juge Renaud et le « suicide » de Pierre Boulin, cet ouvrage établit un lien avec le Service d’Action Civique –  SAC. Au-delà de la garde prétorienne vouée au général de Gaulle, une espèce de police politique, avec des ramifications au sein de l’État républicain et parmi la pègre lyonnaise, Cher pays de notre enfance pose la question du financement des partis politiques avant que la loi du 11 mars 1988 ne s’en charge.

Chicago-sur-Rhône

Le juge Renaud est mort le 3 juillet 1975, assassiné devant son domicile lyonnais. L’occasion de présenter le SAC, le Service d’Action Civique, crée autour de Charles de Gaulle pour éviter les coups fourrés et les coups d’États, avant qu’il ne dévie vers la droite extrême durant les années 1970. L’ouvrage est construit à partir d’entretiens réalisés à deux et mis en scène sans artifices, parfois même sur fond blanc pour en renforcer le propos.

Robert Daranc (journaliste à RTL en 1975) restitue l’époque, présente le détonnant juge Renaud ; chemises colorées et méthodes musclées, bientôt qualifié de shérif. En face, les malfrats de Lyon dont Jean Schnaebelé, dit « Jeannot la cuillère », parce qu’il torture en énucléant à l’aide de l’ustensile domestique, une habitude prise en Algérie. Peu avant sa mort, Renaud travaillait sur l’affaire du « hold-up de Strasbourg » réalisé en 1971. Un coup réussi (1,8 millions d’euros, le plus gros « casse » en France au xxe siècle) lors d’un transfert de fonds. Daranc donne la clé de l’enquête à la page seize : Renaud a été victime d’un attentat politique. La rencontre avec l’ancienne assistante, Nicole Renck, étaye cette piste. Crescendo, elle révèle que Schnaebelé était un voyou protégé par la police.

François Colcombet, député socialiste de l’Allier, issu de la bourgeoisie lyonnaise, magistrat puis membre de la cour de justice de la République, confirme les amitiés entre le SAC et la justice à Lyon :

« Dès que vous arrêt(i)ez un gros truand, il vous sort(ait) une carte bleue blanc rouge du SAC (…) ça vous échappe complètement. »

Habile orateur, l’ancien magistrat démontre sa connaissance du fond de l’affaire, le blanchiment d’argent, et de la forme, la violence armée, avant de conclure cette séquence vérité par une judicieuse remarque :

« le grand phénomène des années soixante-dix, c’est l’installation de la paix ».

Francis Renaud, l’un des deux fils, clôt cette première partie. Son livre et un reportage pour France 3 (diffusé en juillet 2015, 40 ans après) dénoncent le total manque de reconnaissance de l’État français, en particulier de la justice, pour le juge. Après six juges d’instruction, Georges Fenech (député LR du Rhône) signe un non-lieu (1992). La prescription est prononcée en 2004.

En 2011, Vidal, le chef du gang des Lyonnais confirme la redistribution du butin « à un parti politique »[1].

« Je suis partout »

fokar

La rencontre avec Paul Roux, homme de gauche, patron des RGPP (préfecture de Paris) en 1967, puis des RG en 1981, dévoile l’implication du SAC dans la machine républicaine. Malgré un ‘toilettage’ courant 1970, Roux confirme le financement de cette faction par le ministère de l’intérieur, sur les frais de police. Ce passage instructif offre une respiration avant d’aborder la Tuerie d’Auriol. 1981, le changement de majorité ravive l’anticommunisme intrinsèque du SAC. Soupçonné de trahison, le responsable marseillais et sa famille sont assassinés. Conséquence immédiate, la dissolution est prononcée en 1982. Une commission d’enquête est constituée, des auditions sont menées. En 2013, les documents sont déclassifiés. Parmi les dépositions, le nom de Chirac apparaît. Celles relatives aux Lyonnais ne seront consultables qu’en 2058 !

L’ancien journaliste et député socialiste de l’Eure, François Loncle, (membre de la commission) relie le SAC et le politique :

« le fric (de Strasbourg) est parti à l’UDR ».

Colombat détaille alors une organisation secrète, amalgamée à l’État, infiltrée parmi les RG, à l’Intérieur, avec Jacques Foccart à sa tête. Pierre Debizet, son lieutenant et véritable organisateur, est détaché auprès de la présidence du… Gabon de 1968 à 1981. Beaucoup d’informations laissent le dessin en retrait, le financement occulte voisine avec la Françafrique.

Dans sa lutte contre le communisme, contre le syndicalisme (« gauchiste »), contre l’après mai 1968, le SAC infiltre l’Entreprise par l’intermédiaire de la Confédération des Syndicats Libres – CSL – (1977), une organisation patronale. Davodeau propose une longue séquence au cours de laquelle interviennent J.-C. Taillandier, J. Tréhel et H. Rollin, trois anciens cégétistes du secteur automobile. Une proximité de pensée laisse apparaître une ambiance conviviale, laquelle contraste totalement avec la description des méthodes employées par la CSL dans l’usine Peugeot à Poissy.

La narration monte en gamme, depuis le simple mouchard, qui renseigne sur l’appartenance syndicale, on passe au coup de pression avec des nervis, lesquels n’hésitent pas à faire le coup de poing quand nécessaire. Confirmation des trois témoins, la totalité des sbires de Poissy appartenait au SAC. À l’intimidation physique s’ajoutent les manigances. Introduire des pièces de travail dans les affaires personnelles condamne au vol, par conséquent au renvoi. Proposer de l’alcool, une buvette cachée tenue par des affidés CSL, incite à la consommation, sentence similaire, le renvoi. Les trois anciens syndicalistes soulignent la disparition de cette violence politique avant de tempérer, un brin nostalgique, « comme les idéologies ? ». Plus surprenant, ils précisent :

« De nos jours, l’ambiance est pacifiée. Mais avec la crise, c’est bien plus dur… »

Un mystère Boulin ?

Robert Boulin est un ancien résistant, gaulliste de gauche. Un parcours régulier sous la Ve laisse entrevoir un poste conséquent. Encarté au récent RPR (1976 – Jacques Chirac), il disparaît le 29 octobre 1979. Le matin du 30, son corps est retrouvé dans un étang, au sud de Paris.

Colombat critique l’utilisation du terme suicide avant que l’autopsie ne soit pratiquée. Quelques bisbilles pour une histoire de terrain acheté à Ramatuelle (Var) auraient servi de mobile. Lorsque J. Chaban Delmas, président de l’Assemblée nationale et challenger de J. Chirac à droite, parle d’assassinat, il se reprend, brouille les pistes en désignant un quelconque tueur et non le commanditaire supposé.

Michel Collobert, chef d’état-major des RG des Yvelines (1974-1993), signale l’omniprésence de membres du SAC dans le suivi de l’instruction. Des preuves attestant que Boulin n’est pas mort noyé, tels que les prélèvements pulmonaires, ont disparu. Pour marteler leur point de vue, les auteurs développent l’argument de la « lividité cadavérique ». Variable selon la position et l’endroit, celle de Boulin ne correspond pas au lieu indiqué. La justice décide de passer outre.

Parmi les proches questionnés, Jean Lalande, le beau-frère, précise en préambule que sa dernière prise de parole relative à « l’affaire » lui a coûté un bâtiment d’exploitation (vinicole), incendié… en 2011. Il confirme le nez cassé. Jacques Douté, indique avoir écouté une conversation surprenante entre Boulin et Alain Peyrefitte, (alors Garde des sceaux) :

« Retire ton idée, car le grand est prêt à tout ! ».

Collombat démontre en trois cases : les dossiers de Boulin, à la carrière ministérielle bien remplie, lui ont permis de se faire une idée précise du financement des partis. Il est question de Foccart, de président du RPR et d’un Boulin premier ministrable devenu gênant.

Direction Ramatuelle

Les auteurs sont reçus par Fabienne Boulin et son mari. Elle relativise les inquiétudes paternelles : l’affaire du terrain, un piège. Elle souligne le danger contrôlé : les enfants de ministre étaient protégés, par peur d’actions de l’OAS ou d’un enlèvement. Au bout de 200 pages, le binôme rencontre Lætitia Sanguinetti, fille d’Alexandre, le cofondateur du SAC. Femme de caractère, cette fidèle amie de Françoise Boulin avoue. Robert Boulin a été tué, il menaçait de sortir le dossier de financement du RPR avec l’argent sale de la françafrique. Alexandre Sanguinetti s’est ‘confessé’ à sa fille sur son lit de mort. Outre les pressions subies peu après (visite de barbouzes, appartement cambriolé), Davodeau utilise l’outil bande dessinée pour démasquer Charles Pasqua en six cases. Il joue de l’ellipse pour zoomer sur le sourire affiché par le vieux loufiat de la politique, face à une jeune Sanguinetti désireuse de savoir :

« Compte tenu de mon amitié pour ton père, on va faire comme si je n’avais rien entendu, le sujet est clos. »

Pasqua décède le 29 juin 2015. Fin de l’acte II.

Récompensé à Angoulême (Fauve d’Angoulême, prix du public Cultura), Cher pays… mène l’enquête. Construite autour du SAC, la thèse de Collombat sert de pilier. Davodeau utilise un simple gaufrier (3 bandes horizontales divisées chacune en 2 cases) pour construire ses planches. Un agencement strict, peu de décor, une épure dans laquelle seule la parole compte. Cette sobriété bonifie la compréhension. Il n’y a pas d’effets sonores, comme à l’écran, pour déstabiliser. À la façon d’Holmes et Watson, les auteurs nous rappellent combien la décennie 70 fut cruelle pour la République française.

Affaire, scandale, puis meurtre, des grouillements contenus sans relâche…  Avant de passer la VIéme.

[1] (Il l’a fait publiquement chez Drucker, Vivement Dimanche, invité de O. Marchal, dans une indifférence ouatée par l’heure de diffusion (extrait du reportage (45’23’’) réalisé par Francis Renaud, diffusé sur France 3 – juillet 2015).

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