Le Grand Esprit critique

Étuŋwaŋ, Celui-qui-regarde, Thierry Murat, Futuropolis

Le voyage

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À l’aide d’un carnet de route en guise de fil conducteur, faisant office de voix off, Thierry Murat nous transporte à l’époque charnière durant laquelle les Indiens des plaines disparaissent – ethnocidés – de la réalité, avant de réapparaître sur le nouveau support qu’est la photographie.

Tandis que Charles Baudelaire vit ces derniers mois, Joseph Wallace accepte un poste de photographe au sein d’une mission scientifique. Un périple qui doit le mener de Pittsburgh au pied des montagnes Rocheuses. Au-delà du savant prétexte, le jeune gouvernement américain évalue le potentiel en ressources naturelles de l’immense territoire  à conquérir. La trentaine passée, à l’étroit dans une vie sans reliefs, Wallace accepte cette mission tel un défi. Le départ en train n’est pas sans rappeler les scènes d’ouverture du film Dead Man, de Jim Jarmush. Conscient de son rôle de témoin, à ranger davantage dans la catégorie artiste que scientifique, le photographe sympathise avec l’ethnologue du groupe, Herman Greenstone. Une amitié qui repose au départ sur l’apprentissage de quelques bribes des dialectes locaux. Walter, médecin et géologue, figure légitime et autoritaire, dirige l’expédition.

Un engagement armé avec un groupe de Peaux-Rouges à cheval constitue la première rencontre. La dernière pour l’entomologiste du groupe atteint d’une flèche en pleine tête. L’auteur signifie la mort présente, également l’occasion de montrer les indigènes, et les préjugés dont ils sont victimes à l’époque. Ainsi, le port altier du chef, montant à cru, tranche avec la vision pitoyable véhiculée à l’Est du pays par des populations souvent réduites à la mendicité en périphérie des forts et des villes.

À l’image de guerre succède celle de paix, lorsqu’un jeune indien – dessiné à l’européenne – conduit Wallace et Greenstone vers un « magnifique » campement de la communauté Sioux Oglalas. Wallace entame son immersion. Après quelques jours passés parmi les Indiens, un rappel à l’ordre de la part de Walter ébranle peu à peu le photographe dans sa vision du Nouveau Monde, dont la frontière entre sauvagerie et civilisation s’amenuise.

L’Indien blanc

Le mouvement de bascule s’effectue durant le retour à l’Est (fin 1867) lors de la traversée des Grandes Plaines jonchées de cadavres de bisons. Une hécatombe signifiant à la fois le gaspillage de nourriture pour les locaux et la volonté de destruction de la part des autorités américaines. De retour à Pittsburg, dorénavant libéré de ses engagements, Wallace évoque dans un courrier avec son ami anthropologue le désir de présenter « ses » Indiens dans une encyclopédie illustrée, sur la base de quelques plaques photographiques en sa possession. L’idée d’un second voyage mûrit.

Depuis Chicago, où il prend en charge la création d’une chaire d’anthropologie – on devine les références à Franz Boas –, Greenstone conseille en retour quelques lectures à son jeune ami : E.A. Poe, W. Blake. Surtout, il lui fait parvenir la traduction récente des Flowers of Evil. Thierry Murat installe une ambiance au goût de paradis perdu.

Seul, Greenstone devant faire face à ses responsabilités scientifiques récentes, Wallace entame un second voyage. Au train succède très vite le cheval tout terrain. Un cadavre torturé et une espèce de rendez-vous imprévu avec un blanc, en ménage avec une Indienne, marquent un jalon sur le chemin de la « Sauvagerie ». D’un point de vue tangible, la civilisation cède sa place devant la Nature. Quant à la symbolique, il s’agit d’une ultime mise en garde. Wallace désire poursuivre. Peu après, des retrouvailles avec un campement indien parachèvent ses efforts. Des échanges sommaires, essentiels, peu de dialogues, sont souvent proposés en version originale. Soulignons le travail de l’auteur et la compréhension de son éditeur. Wallace devient Étuŋwaŋ, Celui-qui-regarde.

La femme papillon

Fasciné par son environnement, Wallace réalise de nombreux portraits. Le résultat, des visages au milieu de cases sans décor autre que le fonds colorisé, confère une unité chromatique autour du jaune, du marron orangé, semblable à une fin de journée californienne, lumineuse mais sans éclats.

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« Pourquoi ne pas envisager la photographie comme la peinture ? » s’interroge Wallace. Réflexion anachronique sur son métier, sur la condition d’artiste, qui s’applique aujourd’hui à la bande dessinée. Ce témoignage graphique annonce le passage du photographe de « l’autre côté » des portes de la perception, pour reprendre William Blake. Il s’imbrique dans les rouages du quotidien, intègre des cérémonies religieuses et perd sa subjectivité. Est-ce pour cela qu’il succombe aux charmes de Kimimila, Papillon.

Traitée en longueur, la scène d’adultère selon les codes occidentaux marque l’acmé de ce voyage. Une à deux cases par page séquencent la relation amoureuse, toujours avec une économie de décor. La consommation charnelle, sur une double page, la nuit, autour de couleurs bleutées, laisse la place à la séparation. Sur une page, la première case représente l’homme de face, tête baissée, poursuivant sa route, sa vie. La case du milieu met le couple en situation, elle en léger surplomb tandis qu’il se dirige vers la droite, à l’Est, son appareil sur le dos. À la dernière case, elle est seule. Elle le regarde partir, quelques traits signifiants la pluie. Nuançons cet emprunt au monde occidental, car si l’artiste a des scrupules, la sexualité indienne est certainement moins guindée que l’auteur ne l’imagine[1].

De nouveau à Pittsburg, seule l’idée de réaliser cette encyclopédie illustrée motive Wallace. La venue de l’anthropologue Hermann donne quelques crédits à cette volonté. Ensuite, la politique d’expansion de Washington provoque les guerres indiennes. Les survivants subissent un sort identique aux communautés de l’Est, échouant dans les réserves. Wallace se confie à Hermann à propos de Papillon. Il tente de le motiver pour l’accompagner dans un ultime voyage. En réponse, l’ami d’avant lui conseille de penser à sa famille. Lui, ne pensant plus qu’à sa carrière.

Un matin de 1904, Celui-qui-regarde découvre dans la presse le travail du jeune photographe Curtis dans un article de presse.


Un romantisme candide baigne l’album dans son ensemble : le dessin proche du rendu photographique, légèrement flou, ou encore les références à Baudelaire. Une vision qui est souvent l’apanage de la représentation de l’Indien en bande dessinée, comme nous l’avons démontré auparavant[2].

Figure récente du genre western, le photographe, « l’artiste », auquel l’auteur s’identifie, caractérise un type de personnage représentatif de notre monde globalisé. Observateur, disposant de peu de pouvoir, si ce n’est celui de témoigner, de dénoncer. La destruction du monde indien renvoie à notre société de consommation, et la déplorable gestion des ressources naturelles.

Cet investissement, ce mimétisme avec son personnage nous rapproche de l’autobiographie anachronique. Original dans son traitement, cette sincérité rend son travail plus qu’intéressant, sans effets de style mais avec un regard désabusé sublimé par l’image.

[1] P. Jacquin, Les Indiens blancs, Français et Indiens en Amérique du Nord (XVIe- XVIIIe siècle), p. 164.

[2] W. Foix, L’Indien dans la bande dessinée francophone, dans « Un continent en partage, Cinq siècles de rencontres entre Amérindiens et Français », sous la direction de Gilles Havard et de Mickaël Augeron, Paris, Indes Savantes, 2013, p. 509-513.

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